Casse-tête existentiel

Publié le par Murielle Morier

Casse-tête existentiel

Au fil de ses romans, l’autrice italienne Lucrezia Lerro construit un minutieux puzzle. Le recueil La giravolta delle libellule rassemble les titres Certi giorni sono felice, La più bella del mondo et Il rimedio perfetto. À chaque fois, une héroïne différente et un sujet de société pas évident à traiter dans un texte de fiction. Avec pour résultat une histoire toujours poignante.
Les Éditions des lacs ont publié les romans Il y a des jours où je suis heureuse (Certi giorni sono felice) et La plus belle du monde (La più bella del mondo).

- Il y a des jours où je suis heureuse – titre original Certi giorni sono felice

L’histoire :

Anorexie et boulimie sont les revers d’une même maladie impliquant de se remplir de nourriture pour se vider ensuite. Dans ce court roman, la fille, en proie à ce trouble du comportement alimentaire, cohabite avec sa mère. La jeune héroïne expulse ainsi tout ce qu’elle ingurgite dans un va-et-vient incessant entre la cuisine et la salle de bains. L’enfer au quotidien pour chacune et une souffrance incommunicable, que la fille réussit toutefois à consigner dans son journal intime. En feuilletant en cachette les confessions de sa fille, la mère cherche à comprendre le drame silencieux qui se trame pour elles deux. En plein désarroi, elle voudra aider son enfant, celle qu’elle appelle tendrement son petit écureuil. Mais que faire quand l’argent manque et que tout a un prix ?

Pour lire entre les lignes :

Cette intrusion dans ce huis clos oppressant nous transforme en spectateurs impuissants d’un mal-être intraduisible. Lors de la sortie du livre en Italie, l’écrivain Alberto Bevilacqua parlait d’un « grotesque théâtre du réel » et, concernant les intentions de l’autrice, il expliquait dans le magazine Grazia que Lucrezia Lerro ne croyait pas « en la logique ni aux conséquences de la narration, car elle manipule le lecteur avec une habileté acerbe. C’est avec mépris et ironie qu’elle impose dans son théâtre de marionnettes des situations de complaisance. On ne trouve en définitive dans le roman aucune victimisation ni même d’égarements psychiques. Il existe en revanche une froideur impitoyable dans la représentation du monde actuel « à vomir » et dans les relations avec ses contemporains. »

Ainsi, abstraction faite des difficultés économiques qui ponctuent le quotidien des deux femmes, le destin a semble-t-il distribué les bonnes cartes au petit écureuil. Avec la jeunesse, la beauté et pas mal de suite dans les idées, un chemin pavé de roses devrait s’ouvrir devant ses pas. D’ailleurs il y a bien des jours où notre héroïne est heureuse. Alors où le bât blesse-t-il ? Pour y voir plus clair, le livre s’ouvre sur une merveilleuse citation tirée de la nouvelle d’Arthur Schnitzler Mademoiselle Else : « J’aurais dû naître pour une vie insouciante ».

Un instinct presque animal pousse la mère à protéger sa fille comme une louve réagirait face à un chasseur armé jusqu’aux dents. Avec la réussite qu’on peut imaginer dans une lutte à armes inégales. « Un faux mythe de la protection maternelle. Une représentation grotesque et déformée du monde, difficile à percevoir par l’incapacité à se transcender », en conclut A. Bevilacqua. Ainsi, en filigrane de cette relation mère – fille, se dessinent les contours de la vie villageoise et sa mentalité étriquée, comme métaphore de l’absurdité du monde extérieur. Auquel le petit écureuil n’est décidément pas adapté. Car, au bout du compte, la fille est mal à la campagne comme en ville et, lors de sa parenthèse étudiante et citadine, la vie n’était guère plus facile qu’au « pays ». Quand le petit écureuil se raconte « Je vomis un peu tout le monde. Je vomis pour la vieille, pour mon père qui n’a pas voulu de moi, pour les gens de ce trou paumé qui ne m’ont pas acceptée, je vomis pour le mal que me font les autres… », ses mots ébauchent un passé familial douloureux marqué par le désamour : père absent, grand-mère tyrannique, nouveaux morceaux de cette mosaïque existentielle qui s’emboîteront dans d’autres romans… comme un écho à l’indifférence et à l’égoïsme que doit affronter le duo mère – fille.

    • Sur Lucrezia Lerro :

Autrice et poétesse reconnue en Italie, celle-ci démontre dans tous ses écrits être en prise avec les réalités féminines. Publiée en France depuis 2021, ses romans ont jusqu’ici recueilli de nombreuses réactions enthousiastes.

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