Relations toxiques

Publié le par Murielle Morier

Relations toxiques

Le chant de la grenouille de Sandrine Meilland-Rey

Chronique de juillet du Prix des Auteurs Inconnus (PAI) 2023 dans la catégorie « Littérature blanche »

L’histoire : Le jeune couple formé par Clara et Nicolas incarne un bonheur sans nuages. Ils habitent en effet une superbe villa entre Jura et Léman, s’épanouissent tous deux dans leur travail et un événement heureux se prépare. Un modèle de réussite qui fait rêver. En apparence seulement, car toute face a son revers, bientôt, ce tableau idyllique va se fissurer et la réalité dévoiler son terrible visage quand une plainte pour harcèlement au travail est déposée contre Nicolas par une ex-collaboratrice. Déconcertée, Clara entend d’abord soutenir son mari. L’opiniâtreté d’une jeune gendarme, qui met un point d’honneur à défendre la vérité va faire émerger le passé de Nicolas. Et tout sera remis en question.

L’enjeu : Le Chant de la Grenouille analyse la façon dont la violence psychologique s’installe insidieusement dans le couple et s’intéresse à l’influence du milieu, en l’occurrence familial, pour démontrer comment certains schémas de conduite peuvent se répéter. Ici, outre le harcèlement au travail, l’ouvrage se concentre sur les violences psychologiques sous l’angle de la perversion narcissique. Et analyse plus spécifiquement le phénomène de l’emprise.

Concernant ma première approche du livre et de son contenu – impressions sur la couverture et le résumé – il y avait de quoi m’interpeller sur un sujet épineux. En son temps, un important chantier de recherches m’avait en effet fait me documenter sur certaines formes de harcèlement dont beaucoup d’entre nous, hélas, peuvent souffrir à un moment ou à un autre. Cela à une époque où il m’était impossible de mettre des mots sur certains maux. À la lecture de différents ouvrages dont la « Bible » en la matière Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien de l’éminente Marie-France Hirigoyen, j’avais donc été éclairée, cernant mieux ce qui passait par la tête des tourmenteurs lambda. J’en avais conclu que je ne comprendrai jamais quel plaisir sadique pouvait animer de tels individus, même si en cherchant bien, on peut sûrement trouver une explication à leur comportement délétère. Aider à comprendre, c’est bien, mais que faire face aux personnalités difficiles, voire toxiques ? Pas grand-chose à vrai dire puisque les harceleurs ne se voient pas tels qu’ils sont. Ils sont dans le déni permanent et si d’aventure la victime se rebelle, trop tard le plus souvent, cela se retourne contre elle. Ici, Carole, l’assistante administrative harcelée, a porté plainte contre Nicolas, lequel a le réflexe de vouloir contre-attaquer illico pour diffamation, sans oublier de proférer un paquet d’insultes à son encontre. Ce qui en dit long sur le bonhomme. Aux yeux du brillant architecte qu’est Nicolas, cette « cruche » de Carole n’est rien d’autre qu’une incompétente qui, pour masquer son insuffisance professionnelle, a trouvé un stratagème : se plaindre d’un chef tout bonnement exigeant. Ce serait donc elle la perverse !
Avec raison, sa femme Clara temporise, elle dit à son mari : « Ne va pas trop vite en besogne. Attends que tout soit terminé. Tu verras après. »
Et en effet, il faut bien départager les points de vue. Arbitrer. Après tout, une frontière ténue pourrait se faire jour entre un management autoritaire et des pratiques harcelantes.

Le mécanisme du harcèlement se transpose ainsi dans n’importe quel domaine où existe un rapport de domination : violences familiales dès le plus jeune âge, puis à l’école et, évidemment, dans le cadre professionnel ; puisqu’il faut bien se nourrir, la porte est grande ouverte aux abuseurs de tout  poil qui ont les coudées franches, protégés par un sentiment d’impunité. Le plus souvent, la victime, en position d’infériorité, n’a pas d’autre choix que d’opter pour l’omerta. C’est-à-dire souffrir en silence.

Debriefing : 

Avant d’aborder cette lecture, des sentiments contradictoires sont apparus. D’un côté, je souhaitais fortement découvrir l’histoire, de l’autre, j’appréhendais, car ce n’était peut-être pas la bonne période. En ce moment, j’ai envie de sujets beaucoup plus légers, mais la peur n’évite pas le danger…

Intéressons-nous un peu au titre du livre et à sa couverture très explicite qui induisent qu’une victime de harcèlement se retrouve piégée. Pour faire comprendre la situation, l’auteure évoque l’instinct de survie de la grenouille qui, mise en contact avec de l’eau bouillante, a le réflexe de s’échapper d’un bond. En revanche si l’amphibien est plongé dans l’eau froide dont la température monte graduellement, celui-ci va s’accommoder aux changements pour finir ébouillanté.
Ce parallèle montre que la personne harcelée se retrouve elle aussi piégée et, d’une certaine manière, se complaît dans ce statut ignoble de victime consentante. Clara mijote métaphoriquement dans une marmite d’eau progressivement portée à ébullition : elle habite une jolie demeure digne des honneurs d’un magazine de déco et a priori, elle a tout pour être heureuse selon les critères habituellement mis en avant par la société. La plainte pour harcèlement contre son mari va alors servir d’électrochoc. Malgré ses questions légitimes au sujet de son époux, elle ne peut croire ce qui lui tombe dessus. L’auteure fait défiler les différents états par lesquels va passer l’épouse soucieuse de préserver le statu quo d’autant qu’elle attend un enfant et se retrouve, par la force des choses, animée d’un instinct naturel de protection.
Tout observateur pétri de bon sens se demandera : « Qu’attend donc cette femme pour se libérer de ce monstre ? » Mais rien n’est jamais simple et tranché comme l’explique la suite de l’histoire. L’auteure va ainsi dépeindre avec précision ce mécanisme d’autodestruction et comment une victime se soumet de son plein gré à l’impensable.

Cependant Clara, l’épouse prise au piège, et Carole, la secrétaire harcelée, auront l’heur de trouver des soutiens sur leur chemin de croix ; l’une peut compter sur sa famille, l’autre sur une femme gendarme déterminée à faire éclater la vérité.
Or, dans la réalité, il est très compliqué pour les victimes de harcèlement de prouver leur bonne foi et encore plus de trouver des alliés indéfectibles. À une époque où se multiplient les féminicides tandis que prolifèrent les marches blanches dédiées aux victimes de harcèlement scolaire, poussées au suicide par leurs pairs, tout tend à prouver que la route est encore très longue pour sauver les victimes de l’irréparable et même obtenir justice une fois que le mal est fait.

Par ailleurs j’ai trouvé la prise de conscience de Clara quant à sa situation un peu trop évidente. Elle a beau bénéficier de la compréhension de ses proches, l’isolement dans lequel l’a cantonnée Nicolas, tout comme son état de grossesse, serait plutôt de nature à accentuer sa vulnérabilité. De même, le fléau du harcèlement concerne n’importe quel milieu : tant les classes aisées inquiètes pour leur train de vie que les plus modestes qui triment pour survivre. Dommage que ce dernier aspect soit passé sous silence.
Ce texte a toutefois le mérite de s’intéresser à ce qui a conditionné le comportement de Nicolas et façonné la personnalité d’un bourreau, somme toute ordinaire, qui dans son âge tendre a subi les abus d’une mère indigne.

Cette histoire entend donc cerner les ressorts psychologiques du harcèlement au travail ou ailleurs. Comme chaque situation est particulière, on comprend qu’un harceleur ne se définit pas par un profil type, ce serait à la fois trop facile et hasardeux. On peut toutefois affirmer qu’un pervers a besoin de détruire sa victime pour se sentir exister, un genre d’individu très difficile à détecter, car celui-ci a coutume d’avancer masqué. Ici Nicolas, le mari de Clara, impose à cette dernière certains choix de vie ; des décisions lourdes de conséquences pendant que, lui, conserve le beau rôle. Aux yeux de tous, il passe pour un homme charismatique avec une bonne situation qui se démène pour construire l’avenir et choyer sa bien-aimée. Se dessinent là les contours de cette perversion narcissique dont on entend tant parler.
L’air du temps pourrait aussi laisser penser qu’on ne peut plus tolérer ni même excuser les violences faites aux femmes en général et celles perpétrées dans la sphère privée en particulier. Certes le mot féminicide, qui est entré dans le langage courant, ne fait plus autant débat, mais ce sujet n’en reste pas moins tabou.
J’ai coutume de dire que l’acte d’écrire porte en soi une intention politique et ce livre pointe indéniablement du doigt un problème de société, hélas, loin d’être réglé.

Réseaux sociaux

https://www.facebook.com/prixdesauteursinconnus/

https://www.instagram.com/prixdesauteursinconnus/

https://twitter.com/prixdesai

Site internet

https://www.prixdesauteursinconnus.com/

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article

P
Bravo pour votre analyse et cette chronique explicite. Patricia, Jurée du Pai 2023.
Répondre
M
Merci pour vos mots de soutien.