Un pavé dans la mare aux crabes

Publié le par Murielle Morier

Un pavé dans la mare aux crabes

L’éditrice de Marc Gervais

Du bon et du lourd. Deux mots qui me viennent spontanément, après avoir lu avec autant de curiosité que de voracité les 954 pages de ce thriller. En premier lieu, avant d’entamer la « bête » – un paveton de pas loin de mille feuilles, c’est quand même pas une paille –, je dois reconnaître avoir été saisie d’appréhension. A posteriori, je crois pouvoir affirmer qu’avec une intrigue à plusieurs niveaux, le pavé se veut certes dense sans pour autant être indigeste.

Le fil de la narration suit la trajectoire de Nora, une blogueuse en quête de visibilité, qui va, après un fulgurant coup d’éclat, investir la prestigieuse maison d’édition parisienne Gallichette, une institution façonnée d’une main de fer par la redoutable comtesse Bérangère de la Salle. Tout un univers qui donne le ton ainsi que son titre au livre. Dans le même temps, on en apprend davantage sur le quotidien et les aspirations personnelles et professionnelles des consœurs de la narratrice, en l’occurrence Romane, Émilie, Amélie, également férues de littérature et d’émotions fortes, qui se plaisent à chroniquer leurs lectures tout en caressant quelques rêves.

Parallèlement, l’histoire se penche sur le sort d’un psychopathe tueur multirécidiviste donnant bien du souci au commissaire Gaël Kervadec, un bon Breton comme le laisse deviner son état civil, qu’on suivra de près jusque dans sa mystérieuse demeure de famille armoricaine. Au cœur de l’enquête policière, ce flic d’exception devra élucider le rapport entre un prisonnier qui croupit en prison depuis vingt-cinq ans et un imitateur qui fait soudainement surface.

Faits de société

Avec cette Éditrice, il sera question de livres dans le livre, puisque Marc Gervais évoque ici les aléas de la vie d’auteur. Et pour ma part, c’est cet aspect-là qui m’a le plus intéressée. Ainsi pourra-t-on capter le rapport particulier, voire ambigu, qu’un écrivain entretient avec son travail d’écriture : n’est-il qu’au service d’une histoire ? Pourquoi écrit-il ?

Dans le même temps, on perçoit aussi comment tournent en coulisse les rouages de l’édition. Même si chacun d’entre nous subodore aisément que ce monde-là a bien changé depuis le temps de Balzac et Zola, il n’en reste pas moins que tout ce qui gravite autour du bouquin alimente encore bien des fantasmes. Et, à grand renfort d’anecdotes tirées de la réalité, on sent à quel point cette sphère impitoyable se situe aux antipodes d’un pays magique où les gros câlins s’échangent sur fond d’arcs-en-ciel.
Et c’est donc là qu’est pointée du doigt la surproduction littéraire actuelle et ses conséquences. Parmi lesquelles l’immense frustration de ces illustres inconnus qui prennent chaque année la plume pour des raisons aussi diverses que variées avec l’espoir de sortir un jour de ce magma informe ; de cette jungle, pourrait-on même affirmer. En effet, les voies du succès – si relatif soit-il – sont pavées d’embûches et d’humiliations. Et les requins traquent ceux que les mauvaises langues qualifient volontiers d’écrivains du dimanche. Avec le personnage de « l’éditeur » à compte de souscription Charles Atthan – (Nomen omen), on assiste donc aux dérives d’un système tant il est aisé de se jouer des naïfs et des ego immodestes. Une pensée émue pourra alors saluer les écrivains maudits, sacrifiés sur le bûcher des vanités sans même au préalable avoir pu exprimer le meilleur de leur art ni bénéficier des moyens pour le faire.

Sera également abordée une réflexion plus globale touchant au fonctionnement de notre société et plus insidieusement de notre psychisme. L’auteur pose ainsi la question de la conscience et de l’éthique quant à la chose publiée. Quels bas instincts l’édition traditionnelle – qui, elle, œuvre dans les règles de l’art – cherche-t-elle à flatter en voulant vendre une histoire à tout prix ? Si chaque époque a peut-être les célébrités qu’elle mérite, à quel conditionnement le lecteur obéit-il ? Comment formate-t-on les goûts ? Nul alors ne serait blanc comme le cygne ou pur comme la colombe.

Côté savoir-faire, l’auteur a très bien ficelé son histoire avec une farandole de personnages habilement mis en scène. On aimera avancer et même se perdre sur de mauvaises pistes en assemblant pas à pas les pièces d’un minutieux puzzle pour découvrir comment tous ces individus interagissent les uns avec les autres. En somme, L’éditrice est de la belle ouvrage.

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